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Difficile d’aborder en toute légèreté ce qui, d’ordinaire, nous anime. L’alimentation a toujours été cet objet tendanciel, virevoltant au gré des fantasmes et nécessaires pratiques distinctives. D’ailleurs, bloggeurs (surtout /euses) modes et culinaires se ressemblent souvent, se soutiennent et se suivent pour exister. Comment parler de DIY, de pancakes, de brunchs éhontés et de look of the day quand, autour de nous, le monde bafouille ? Faut-il choisir entre effacement calculé ou engagement larmoyant ? Certains vont jusqu’à nous concocter des recettes alambiquées, censées nous montrer leur attachement aux valeurs de la république (des pancakes aux couleurs de la patrie, oui, oui c’est possible).

L’ambiance calfeutrée

Pour ne pas dire carrément angoissante, dans laquelle les attentats terroristes nous ont plongé ces derniers jours, à Paris d’abord, à Bruxelles ensuite, est encore difficile à réaliser. Invités à rester éloignés de nos fenêtres, nous voilà plongés dans un climat soudain belliqueux et tétanisant, à peine envisageable quelques heures plus tôt.

Ces mouvements de panique sont bien sûr compréhensibles: en visant des lieux de “débauche, à savoir des terrasses de cafés, restaurants et bistrots parisiens ainsi qu’une salle de concert emblématique, ces attaques sanglantes ont marqué l’imaginaire collectif. Pour les 130 morts qui y ont périt. Bien sûr.

Pour le caractère sans précédent d’une telle agression dans la capitale française. Évidemment. Mais le profond sentiment de sollicitude qui émane de ces événements meurtriers est surtout imputable à la qualité même des personnes touchées: des êtres sociables, sociaux et culturels; des fêtards comme vous et moi; de simples jeunes gens à la recherche de moments d’égarement et de festoiement.

Des lieux communs

Les cafés sont comme les places, les églises ou les gares, inscrits dans notre patrimoine génétique. Ces “lieux communs européens”, on les retrouve dans toutes les villes parcourues, on les recherche, ils nous rassurent. Mais les cafés ne rassurent pas tout le monde. De tout temps décriés; dans le collimateur des ligues pour la tempérance à la fin du XIXe siècle; responsables de tous les maux de la société; les cabarets, cafés, estaminets, auberges, buvettes, brasseries, tavernes, cafés-littéraires, distilleries, sans oublier à Bruxelles les cavitjes et caberdouches, tant de débits de boissons censés dépraver l’ouvrier et reléguant la ménagère au rôle de simple victime de cette infortune.

Nés à Paris à la fin du XVIIIe siècle,les premiers restaurants n’avaient pas meilleure réputation. Associés à des lieux de débauche pour la bourgeoisie en pleine construction identitaire, les liaisons sexuelles et occasionnelles étaient censées s’y déployer en toute sérénité. Espace publiquement privé, le restaurant autorise une certaine diversion, un isolement vis-à-vis de ses semblables, que la sociabilité du café, du cabaret ou de l’estaminet interdit.

Avec le temps, ces lieux ont fini par rentrer dans les normes, se sont moralisés pour les premiers, démocratisés pour les seconds. Cependant, ils sont restés associés à un certain niveau d’égarement et de subversion. Les clients réguliers sont vite accusés de soûlards débauchés quand les tenanciers et autres travailleurs du secteur sont vilipendés par leur entourage parce que travaillant la nuit, sans doute alcooliques, si pas drogués. Plus facile en effet d’imaginer sa fille derrière le bureau d’une administration communale que passant ses nuits à abreuver des pervers.

Une ville en guerre ?

Alors lorsque des attaques terroristes s’en prennent à nos chers espaces de scandales à nous, à ces lieux de sociabilité dans lesquels plus personne ne s’efforce d’être sociable et où seul le prix de la bière est véritablement subversif, les foules montent au créneau et en appellent à la résistance… par la beuverie.

Les attentats du 13 novembre dernier sont très éloignés de ce que nous avons connu jusqu’à présent sur le continent. Nous sommes en effet loin d’une atteinte au métro-boulot-dodo, schéma touché par les précédentes attaques terroristes dans nos capitales occidentales, de New-York à Madrid.

Sur Paris

Nous sommes également loin d’un “Je suis Charlie” que nous n’étions pas vraiment. Cette fois pourtant, nous sommes Paris. Nous sommes Paris au plus profond de nous-mêmes car nous sommes fêtards, buveurs, alcooliques, mélomanes et culturellement sociables.

Dès lors, on s’imagine être le prochain sur la liste. Des aberrations s’ensuivent: “moi, si j’étais terroriste…”; “Ils vont forcément attaquer cette place… beaucoup trop de bars dans ce quartier!”; “c’est vrai qu’à la longue… tous ces hipsters…”. Incroyable. Comme si les assaillants avaient les mêmes préoccupations que nous, les mêmes saturations.  Comme si on partageait les mêmes codes. Après tout, ils ont grandi dans notre ville, dans notre quartier. Nous étions voisins.

À Bruxelles

L’état de siège a duré plusieurs jours. Le menace élevée au niveau 4, une semaine pile poil après les attentats de Paris, a plongé pour un long week-end la ville dans une ambiance fantomatique et aliénante, du jamais vu pour les jeunes générations. Le centre-ville, fraichement piétonnisé, est habituellement décrié par la plupart des bruxellois aisés, lui préférant sa banlieue verte et ses communes limitrophes. Autant dire que les événements récents n’ont pas redoré son blason.

Complètement déserté, sauf par les militaires, c’est tout l’attirail du milieu de la restauration, des bars et des cafetards, qui est encore placé sous surveillance maximale. Partir travailler la boule au ventre, saluer quotidiennement les militaires postés devant son lieu de travail, être en aberration, et finalement s’habituer à ce nouvel état de fait. Un quotidien partagé pendant plus d’une semaine par les nombreux travailleurs du secteur de la restauration du centre-ville bruxellois.

Sommes-nous pour autant en guerre ?

Être en guerre c’est sortir de chez soi avec la peur de mourir. C’est vivre au quotidien sans la moindre possibilité de projection. C’est dormir d’un oeil, en gardant l’autre aux aguets. Nous ne sommes pas en guerre. Cependant, minimiser le risque, ou du moins les craintes émanant d’un climat pour le moins tétanisant, serait de l’ordre de la bravade puérile et inconsciente. Sortir les poubelles d’un bar branché, un vendredi soir sur les coups de minuit, avec la crainte macabre qu’un mec (on pense plus rarement aux femmes kamikazes dans ces cas-là) pourrait débouler muni d’une kalachnikov pour régler son affaire n’est pas une pensée qui d’ordinaire traverse l’esprit des travailleurs de nuit. Pourtant, il a fallu faire avec.

S’insurger en se pavanant dans les bars, un mojito dans une main, une clope dans l’autre ?

« Subir ce n’est pas accepter, se taire ce n’est pas approuver, attendre ce n’est pas renoncer »

Cette maxime bruxelloise a plus d’un siècle. Elle date de l’occupation. De la guerre, la vraie, à l’ancienne. Elle a aujourd’hui le mérite d’insuffler un vent de retenue, de patience et de précaution, de calme et de discrétion. Et pourquoi pas même, de réflexion.