Il est vrai qu’à Bruxelles, le concept du rooftop a plutôt tendance à évoquer un brunch sur le toit du MIM ou un apéro/électro/sexy au-dessus du bowling. Même si l’afterwork demeure une valeur sûre pour rameuter les foules et que le dimanche est devenu un indissociable de la grosse bouffe matinale, le potentiel habitable des toits plats offre des options bien plus vastes, croyez-moi.
L’association “potager sur le toit” s’attèle, depuis plusieurs printemps déjà, à désengourdir notre vieille ville, en investissant ses cimes. S’inspirant des fructueuses tentatives new-yorkaises ou parisiennes, elle a le mérite de prouver que chez nous aussi on peut se bouger, avoir des idées et réinventer notre espace en apparence saturé. Alors si vous êtes l’heureux proprio/locataire d’un toit plat aisément accessible, équipé d’une arrivée d’eau, et surtout constructible, elle vous filera ses tuyaux pour que, de votre toit, vous en fassiez vos choux gras (expression vieillotte, sans conteste, mais qui colle pas mal au contexte).
Pour commencer
je vous conseille allègrement de vous rendre sur le gigantesque toit de la Bibliothèque Royale de Belgique (KBR, pour les intimes), où elle a établi ses quartiers. En plus de vous motiver, conseiller et exciter, les membres bénévoles du potager vous proposeront des sacs en géotextile ainsi que des plants aromatiques et potagères, qui faciliteront le lancement du projet. Et si vous (et votre deux-pièces) ne vous sentez pas concerné par ce délire de toit plat où faire pousser vos patates, n’hésitez pas à vous y rendre quand même, car un balconnet fera totalement l’affaire ! Le plaisir de s’imprégner d’un lieu actif, innovant et durable en plein centre-ville devrait finir par vous convaincre de grimper au-dessus de cet antre du savoir, pullulant de têtes blafardes.
Back to basics
On assiste à une certaine hystérie collective autour des potagers urbains. Pourtant, quiconque ayant déjà tenté de faire pousser quoique ce soit sur sa terrasse sait bien que pour les beaux et gros légumes croquants, on repassera: entre la mini fraise acide et l’étrange courgette jaunâtre, on se dit qu’on a forcément dû louper une étape. Bruxelles n’est pas Montpellier, qu’on se le dise ! Simple phénomène bobobio de citadins blasés, en quête de simplicité et d’espaces de sociabilité ?
Le jardin était vécu durant l’Ancien Régime comme un espace compensatoire, libéré de la fiscalité seigneuriale. Partie intégrante de l’habitat dans lequel il tenait un rôle central, le jardin-potager n’était pas considéré comme un lieu naturel. Au contraire, symbole de la domestication de la nature par l’homme, il était perçu comme un espace de maîtrise, de modernité. Il se distingue donc immanquablement du potager actuel qui ne doit pas nourrir mais ouvrir les perspectives, renouer des liens avec la campagne, voire dans le meilleur des cas, sociabiliser les isolés.
À l’époque
Pas question de planter des tomates. Les Anciens étaient plutôt branchés légumineuses, légumes de garde, genre fèves ou haricots, mais aussi légumes racines, comme raves ou panais. Le chou était quant à lui (et sans mauvais jeu de mot) le chouchou incontesté du jardinet. Non pas pour ses vertus amaigrissantes, mais bien pour sa ténacité. On comprend mieux la quantité d’expressions honorant ce joli malodorant: “planteur de choux”, “ventre à choux” ou tout bonnement “mangeur de choux”, insultes savoureuses qui se sont égarées, en même temps que le potager.
La soupe était du coup un plat emblématique de ces temps reculés où le potager était indispensable et la peur de la faim quotidienne. Au moyen-âge, la soupe c’était en fait du pain simplement imbibé de bouillon. Elle s’est mise petit-à-petit à caractériser les deux: le pain et le bouillon. Dans ces sociétés lipophiles, la soupe était idéale pour se partager la matière grasse. D’où l’expression du 13e siècle utilisée plus haut (bon moyen de vérifier si vous suivez) signifiant “en tirer bénéfice” (réponse au quizz).
Après la deuxième guerre
Le jardin potager s’est véritablement perdu après la deuxième guerre. Jusque-là, les périodes de pénuries alimentaires le faisaient encore apparaître dans les villes, question de survie. À partir des années 50, la périurbanisation et le modèle des maisons pavillonnaires l’ont relégué au rang de vulgaire archaïsme. L’ambiance hippie des années 70 a rapidement relancé sa mouvance. Le phénomène actuel est cela dit très récent. Je n’ai point le souvenir d’avoir eu la chance, étant enfant, de trifouiller dans un pâté de terre, ailleurs qu’à la mer. Il semblerait que la boboïsation des parents trentenaires n’avait, au tournant des années 90, pas encore frappé.
Si dans le style et le choix des plants, nos balcons tranchent sévèrement avec ce qui devait correspondre aux potagers médiévaux, nos motivations sont en fait assez concomitantes. Il s’agit toujours d’une compensation et d’une réponse à des frustrations. Non plus un acte visant à congédier une faim omniprésente ou une imposition oppressante (quoique) mais un geste citoyen qui, malgré sa modestie, a le mérite de rendre visible un rejet généralisé du tout pesticide.
Et rien que pour ça, je m’incline.