La semaine de la frite, c’est fini ! Cette célébration de notre emblème national ne vous a pas transcendés ? Pourtant, les frituristes (oui, oui, frituristes) se sont lâchés ! Loin de s’être limités à vous concocter leur précieuse denrée salée, c’est armés d’une pétition que ces ambassadeurs culturels d’un genre nouveau ont décidé, cette année, de relancer la demande de reconnaissance par l’UNESCO de la frite belge au patrimoine immatériel de l’humanité. Rien que ça ! Et si en France l’inscription du “repas gastronomique des français” sur cette liste vénérée a suscité cris de joies, pleurs concernés et débats à rallonge, on peut bien sûr s’attendre à ce qu’en Belgique, tout le monde s’en foute.
Révolution de la frite
Enfin, tout le monde ou presque… Après tout, c’est vendeur cette histoire de frite. Pour rappel, les 249 jours sans gouvernement de 2010 marquant le dépassement du record irakien (ouaw!) furent célébrés dans tout le pays un cornet dans une main, une bière dans l’autre. Et oui, en Belgique, ce ne sont pas les tentes sur les places publiques ou les bannières dans les rues qui mobilisent: parlons peu, parlons bouffe, et là y a du monde !
Benoît Lutgen l’avait donc bien compris un an plus tôt, en inaugurant la première semaine de la frite dans le sud du pays, au grand dam des nutritionnistes, ces gourous des temps modernes outrés qu’on investisse l’argent public dans le cholestérol… dis comme ça, on s’agenouille. Ministre wallon de l’agriculture, il entendait par là relancer la production de pommes de terre made in Belgium et préserver un savoir-faire ancestral risquant de disparaître. C’est vrai que la Belgique ne compte plus que 5000 friteries. Merci Benoît, le risque était latent…
Un plat emblématique
Le fait de choisir un objet alimentaire pour symboliser l’union nationale n’est pas anodin. Mettre en évidence un plat emblématique dans lequel toute la population se reconnaîtrait contribue à légitimer l’existence d’une nation et de l’identité l’accompagnant. Pour que le culinaire puisse jouer ce rôle de fermenteur, il faut qu’un plat, un produit ou une cuisine soit reconnue tant par la communauté que par l’extérieur comme lui étant spécifique, en dépassant les diversités locales ou régionales.
L’alimentaire est d’ailleurs omniprésent dans l’imaginaire collectif pour qualifier l’étranger. Ces images évoluent avec le temps mais ont toujours le même objectif: rendre l’ “Autre” intelligible. La simplicité de ce raisonnement en fait d’ailleurs son succès. Qui n’a pas déjà associé le/la Français(e) à la baguette, le/la Suisse à la fondue, l’Anglais(e)au pudding… et le/la Belge à la frite ?
Petit retour sur cette love story à la belge
Du coup, un petit retour sur cette love story à la belge s’impose. Sans vouloir remonter à la découverte de la pomme de terre, dont la plus ancienne mention la fait remonter à 8000 ans sur les plateaux de la Cordière des Andes, ça vaut quand même la peine de rappeler que les Européens ne la découvrirent qu’avec l’Amérique, et que deux siècles au moins leur furent nécessaires pour l’apprivoiser et enfin l’adopter. Sa production, moins coûteuse que la culture céréalière, ainsi que ses qualités nutritives lui permirent de s’implanter dans de vastes régions du monde. Ainsi la pomme de terre passa en Belgique de solution de secours, à première ressource calorique pour la population.
Et les frites ? Car si la pomme de terre était largement présente sur les assiettes des paysans dès le XIXe siècle, c’était essentiellement sous sa forme bouillie. Pensons à l’illustration que nous en a fait van Gogh.
Mangeurs de pommes de terre
Vincent van Gogh, les mangeurs de pommes de terre, 1885 (huile sur toile)
La quantité excessive d’huile que nécessite la cuisson de la frite l’empêchait en effet d’apparaître sur les tables les plus humbles. Elle fit ensuite timidement son apparition, tant dans le bas que dans le haut de l’échelle sociale: alors que les pommes frites étaient consommées à la table du roi Léopold II, celles-ci étaient également proposées dans les kermesses et autres foires du pays.
Car la frite, c’est avant tout une histoire de cuisine de rue, populaire et indissociable de l’éternel frietkot, cette baraque blanche aux odeurs suspicieuses. Les premières s’établirent dans les années 1840 en Wallonie et à Bruxelles pour ensuite conquérir la Flandre, la première « baraque à frite » de Bruges datant de 1890. C’est également durant cette dernière décennie que s’installa autour de la majorité des gares belges une friterie.
Que la frite soit aujourd’hui considérée comme symbole par excellence de la belgitude est un phénomène assez récent. Tout au long du XIXe siècle, la cuisine française attirait toute l’attention des chefs et des élites. Un exemple frappant: le restaurant “À la friture”, qui changea de nom en 1856 pour devenir “Restaurant français”, les pommes frites étant supprimées de la carte la même année. La frite n’avait donc pas la cote !
Avec l’exposition universelle de 1910, la situation changea. Pour la première fois, la cuisine belge fut mise en valeur. Ainsi, waterzooi, plats à base de bière et lapins aux pruneaux furent élevés au rang de spécialités nationales, sans qu’aucun lien avec la cuisine française ne soit établi.
Pourquoi ?
Le rôle du regard extérieur dans la construction de sa propre identité, nous l’avons déjà mentionné. Rajoutons-y une bonne dose de nationalisme, réaction à la renaissance de sentiments flamands et wallons, et nous obtenons un cocktail d’engouement pour les spécialités locales. La frite était par contre encore largement exclue des plats et ingrédients considérés comme symboliques.
Le grand hôtel, Bruxelles, 1926 recadrée
Sentiment de perte d’identité lié à la globalisation croissante, revendications régionales fortes depuis les années 60-70 et tendance à la consommation locale aujourd’hui ont fini par asseoir la “tendance-frite”. La question de son origine est au centre d’un débat stérile en France comme en Belgique. Articles de journaux, commentaires dans les blogs culinaires, conférences et reportages sur le sujet foisonnent.
Du coup, les esprits s’échauffent, l’Histoire est revisitée à outrance pour asseoir son argumentaire, les légendes prolifèrent ! Pour les Belges, des pêcheurs namurois l’auraient inventée suite au gel de la Meuse au milieu du XVIIe qui les privèrent des fritures de poisson dont ils avaient l’habitude, problème qu’ils résolurent en remplaçant le poisson par des pommes de terre; pour nos meilleurs ennemis d’Outre-Quiévrain, des marchands ambulants parisiens auraient été les premiers à la commercialiser sous le Pont Neuf, après la Révolution française. Et les historiens dans tout ça ? Disons que la guéguerre autour du mythe des origines alimentaires les laisse un peu perplexe.
Bouillonnement médiatique
Certes, ce bouillonnement médiatique est tributaire du goût aujourd’hui prononcé pour tout ce qui touche au culinaire. Mais il est surtout politique. Si les puissants du début du siècle avaient tout intérêt à se taper une bonne carbonnade pour montrer leur attachement à la patrie, les hommes politiques préfèrent aujourd’hui se faire photographier un paquet de frites à la main, ça fait bien ! Et si au passage ils peuvent vanter une production locale ou rajouter un p’tit label de plus à la looooonnnngue liste déjà existante, ils ne vont pas s’en priver.
Alors Français, je vous prie, laissez-leur la frite ! Avec la carte de l’équipe nationale de foot, hélas moins stable, il semblerait que la belle blonde dorée soit tout ce qu’il leur reste ! Entre patrimonialisation, muséification et politisation, l’art de la frite ne sait plus où donner de la tête.
Dommage, moi qui aimais ça…