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Plutôt mousse au chocolat, baba au rhum, tatin, cupcakes, whoopies ou gâteau-surprise ? Nos choix en matière de dessert en disent long sur ce que nous sommes. Si cette maxime est applicable à l’alimentation dans son ensemble, elle l’est d’autant plus dans le cas du dessert, qui n’a pas pour vocation de remplir un besoin physiologique pur mais s’apparente plutôt au domaine des arts, du luxe et de la culture. Un dessert se déguste frais, le pâtissier en est le créateur, il les sert à table sur une magnifique grille inox

L’être humain réagit positivement au goût sucré alors qu’il rechigne devant l’amertume, le piquant ou encore l’acidité. Ce préalable est essentiel pour comprendre l’importance qu’occupent les douceurs dans la plupart des cultures passées et présentes. Pensons juste aux Hindous qui offrent de préférence des mets sucrés à leurs dieux, comme c’était d’ailleurs le cas en Mésopotamie ancienne. Cet instinct naturel n’empêcha pourtant pas les populations de développer un penchant parfois moins marqué pour le sucre en lui accordant une place variable dans leur modèle alimentaire. Le dessert est donc éminemment culturel.

Aujourd’hui, il a envahi nos écrans, autant que nos assiettes. Cyril Lignac serait lui-même au bord de l’indigestion, c’est dire ! Cette ingérence du sucre est révélatrice du fonctionnement tant social que genré de notre société. De l’archétype de la douceur féminine au pur produit du professionnalisme masculin, le dessert est sans doute le plus transsexuel des mets. Associé au luxe dans un étui Ladurée, il devient moins sexy dans notre moule à cake. Plus démocratique qu’un sac Hermès, il virevolte tout autant au gré des tendances. Et si la dimension artistique du dessert est communément admise, il est cependant plus difficile de s’entendre sur l’élévation – ou pas – de la pâtisserie au rang d’art.

Une petite remise en contexte nous aidera sans doute à y voir plus clair.

Doux parfum sucré aux saveurs amères

Retracer l’histoire du dessert

C’est d’abord se pencher sur celle du sucre. Présent sur terre uniquement de manière indirecte, de tout temps l’enjeu fut clair: d’abord l’extraire (des fruits, plantes ou légumes), ensuite le conserver. Miel, massepain, conserves de fruits, et autres marmelades permettaient ainsi de jouir de ce goût sucré tout au long de l’année.

Qu’en est-il de la canne à sucre ?

Dès le Xe siècle, les premières exploitations destinées au raffinage du sucre furent mises en place en Sicile, sous l’influence des connaissances arabes. Il faut toutefois attendre le XVe siècle pour qu’apparaisse en Méditerranée un essor remarquable de sa production, avec ouverture vers un marché international attiré par cette épice luxueuse. Les Amériques permirent aux Européens de tirer profit de ce goût pour le sucre, particulièrement en vogue à la Renaissance, et créer le fameux commerce triangulaire, donnant ainsi à l’histoire du sucre un goût sacrément aigre. Car si Marie-Antoinette n’a certes jamais proférer ce célèbre “let them eat cake” qui lui est tant attribué, elle ne s’est pas gênée pour jouir de délicieux biscotti, qui jamais n’auraient atteint sa table, sans la sueur des esclaves.

Tout au long de la période médiévale, la mode est à l’épicé, aux saveurs acides, laissant le sucre se déployer plus volontiers dans les traités médicinaux. À partir du XVIe et sous l’influence italienne, le marché fut inondé de sucre, au point d’en retrouver dans la plupart des préparations culinaires des élites. Les épices étant devenues relativement accessibles, le sucre fut relégué vers la fin du repas, en particulier chez les Français, moins enclins à apprécier les mets sucrés-salés que leurs voisins espagnols, italiens ou anglais.

La betterave ne fut, quant à elle, exploitée qu’au début du XIXe siècle, le blocus anglais ayant forcé Napoléon à trouver un moyen de se fournir en sucre sans passer par la mer. Sa production sera maintenue par la suite, malgré la concurrence déloyale du sucre de canne, beaucoup moins coûteux, transport inclus. Des villes sucrières se déployèrent notamment dans le Nord de la France (entre Arras et Lille), avec usines, campements et main d’œuvre ouvrière étrangère (essentiellement belge). Jusqu’à la fin du XXe siècle, la production de sucre de betterave – aberration d’un point de vue économique – fut maintenue uniquement grâce aux subsides issus de la politique agricole commune.

Le dessert comme symbole de l’élégance et du raffinement

Vint enfin l’ère des desserts avec, dans leur sillage, de nouveaux métiers. En effet, confiseurs et pâtissiers (jusque-là des “faiseurs de pâtes”) sortirent de la cuisine pour confectionner leurs mets sucrés dans un office, éloigné de la chaleur des fours et donc plus adapté. L’apothéose, c’est pour le XVIIIe siècle! Confitures, compotes, gelées, macarons, pâtes de fruits, biscuits, crèmes sont désormais monnaie courante, du moins chez les plus riches. Les pastillages en sucre fleurissent alors sur les nobles tables, moyen imparable pour l’amphitryon de témoigner de sa richesse à ses convives.

La pièce-montée

Cette indissociable du festin de mariage, en est un legs évident. Ces œuvres monumentales, on les doit à Antonin Carême (1784-1833). Sa vision fut novatrice: obsédé du paraître, du décor, et de l’art visuel, il transposa ces notions au domaine culinaire. Enfant de son temps, il était simultanément imprégné des fastes d’Ancien Régime. Cette dualité constitua sa plus grande force. En associant passé et présent dans un même concept culinaire, Carême n’aurait jamais imaginé être aussi hype, deux siècles plus tard !

Clairement inspiré par l’architecture, il codifia l’art pâtissier au sortir de la période révolutionnaire. Ce milieu demeura ainsi confiné sur lui-même, bien en dehors du restaurant, institution qui éclot au même moment. Ainsi, l’art du dessert connut une évolution dissociée de celle des autres services, passant complètement à côté des nouvelles cuisines successives, venues alléger et simplifier les préparations salées.

La star du repas

Le dessert mit du temps avant de prendre sa revanche. On la doit à Philippe Conticini qui, au milieu des années 80, lança la nouvelle pâtisserie. Véritable modèle pour toute une génération de pâtissiers, icône du plaisir sucré, ce maître créatif et “virtuose du goût” a révolutionné le dessert en le propulsant en haut de l’assiette. La nouveauté ? Considérer le dernier moment du repas avec la même estime que les précédents, tout en lui appliquant des techniques de préparation similaires. Des grands classiques tels que le saint-honoré, la tarte tatin ou encore le paris-brest sont ainsi revisités pour en faire des prodiges d’instantanéité. L’appareil implacable demeure donc, de tout temps, cette juste combinaison entre tradition et innovation.

Vénérée dans le monde entier, cette nouvelle pâtisserie à la française fit de Pierre Hermé une marque, de Christophe Michalak une star. A l’heure où tous crient à l’obésité, où le sucre n’a jamais été aussi bon marché et où la gloutonnerie a perdu toute marque de noblesse, la gourmandise bien dosée et surtout bien visée apparaît comme la recette miracle de réconciliation entre démocratie et distinction. Oublié le pied Louboutin! Un Ladurée dans une main suffit à se distinguer de la masse, sans qu’elle ne crie au scandale. Et réussir à dénicher la future pépite pâtissière disciple de je-ne-sais-quel-grand-maître, c’est garantir de se hisser tout en haut de la fourmilière !

L’art pâtissier

S’apparente donc à une tentative d’esthétisation du quotidien, démarche qui caractérise nos sociétés depuis les années 60. En envisageant le dessert comme une création artistique, ces maîtres confectionneurs entendent élever leur métier d’artisan au rang de celui d’artiste et s’adjoindre ainsi une plus grande légitimité. Ils s’inscrivent par là dans la lignée de leurs prédécesseurs, avec addition d’un catalogue printemps-été. La production sérielle et industrielle de macarons esthétisés tels des œuvres d’art constitue l’illustration parfaite du caractère kitschissime du monde de la pâtisserie. En effet, appliquer des touches, des codes artistiques à un objet – ici une pâtisserie – reproductible à l’infinie constitue une des premières étapes du kitsch. Il est donc question d’art comme signe, ou d’œuvre artistique… sans artiste.

Est-ce dès lors étonnant de constater que les plus grands noms de la pâtisserie sont presque exclusivement masculins ? Le degré de professionnalisation qu’implique la pratique de la pâtisserie a conduit, plus encore que chez les chefs cuisiniers, a une prise de contrôle totale de ce secteur par les hommes. A l’inverse, si ces dernières décennies les hommes ont investi la cuisine domestique, ils sont encore très peu nombreux à s’adonner aux joies de la pâtisserie à la maison. En effet, difficile d’imaginer deux mecs s’échanger leur dernière recette de tarte au citron meringuée ou traîner sur un blog dédié aux cupcakes !

Toutefois, cette binarité homme/professionnel, femme/domestique particulièrement frappante dans le monde du sucré n’a aujourd’hui plus du tout la même dimension que par le passé. En effet, la femme passionnée de desserts est aussi une femme active, qui travaille à temps plein et tout-à-fait encline à se ruiner pour un gâteau tout prêt acheté chez Pierre Hermé. “Pâtisser” ne constitue pas pour elle un moyen de prouver au monde qu’elle est une bonne mère de famille ou meilleure cuisinière que sa voisine. Il s’agit avant tout d’un passe-temps, d’une passion, d’un épanouissement personnel. Elle cherche d’ailleurs à se démarquer de toute la flopée de ménagères qui l’ont précédée, en pratiquant cette activité de manière beaucoup plus professionnelle que ses ancêtres. Pas question de se contenter de la vieille recette de grand-mère du quatre-quart à la vanille. Certaines en font même un business au travers de leur blog, pour ainsi mieux sortir de la sphère domestique. Technique poussée, scientificité et dimension artistique viennent donc rythmer la cuisine, en faisant écho aux meilleurs pâtisseries.

Alors quand la pink lady et mongraindsel se lancent dans un dessert, c’est pas pour faire les mèmères. Et parce qu’on a pas que ça à faire – débordées comme on est ! – c’est en moins de deux minutes, qu’on vous a livré, cette impressionnante pièce-montée. Carême aurait été jaloux, à tous les coups!